Barbara Satre

D’une liberté l’autre

Trésors équivoques

L’œuvre de Marie Ducaté se fait des matières patiemment sélectionnées pour leurs brillances et leurs transparences mêlées. Le verre, l’organza, le calque ou encore la soie, trouvent dans leur raffinement la constance de l’insaisissable. Car d’une certaine culture héritée l’artiste retient surtout la qualité des objets délicats à échapper à toute compréhension directe. L’attention portée aux matériaux est alors entièrement subordonnée au mystère de leur apparition.
Dans ses vases en verre, l’artiste recherche la simplicité d’un mouvement sinueux, apparaissant comme en un souffle. Une ligne souple et torsadée se soulève et un autre vase, plus petit, se pose sur le premier dans un geste qui semble ininterrompu. Les vases teintés sont liquides, la couleur circule dans l’épaisseur de sa membrane. La matière laiteuse ainsi canalisée, vit. Marie Ducaté cherche à saisir l’évanescence des choses. C’est en peintre qu’elle explore le verre et la soie qui agissent comme la bulle de savon de Chardin (Le souffleur de bulles de savon, 1734) pour convoquer la légèreté mais aussi pour dire le mystère du diaphane. L’artiste s’attache avec rigueur à travailler la lumière à même le matériau. La subtilité de ses pièces n’est alors pas tant dans leur préciosité que dans l’énigme qu’elles maintiennent. De la jubilation non dissimulée qui préside au choix des opalines dans les verres à l’extravagance coquette des nœuds colorés posés délicatement ca et là, tout se présente au regard avec une futilité presque arrogante. Si les couleurs et les matières foisonnent comme autant d’accessoires délibérément gratuits elles se font le gage d’une nécessaire générosité, la garantie qu’il n’est pas question de tricher.

Inviter au régal immédiat des sens par la suavité des textures consiste dans chaque pièce de l’exposition à jouer avec les formes pour produire des vibrations, provoquer l’instabilité. Car ce qui fait contact ne se livre pas sur le champ à la lecture. On perçoit progressivement dans la scénographie pensée par Pascale Triol, la sensualité d’un flux qui nous attire. Si dans le ventre d’un buffet se côtoient de larges plats décorés de fruits et de fleurs aux couleurs franches avec d’abstraites coroles de verres aux tons plus diffus, ou si sur le plateau d’un guéridon cohabitent une étoffe de soie animée par de longs poulpes avec des objets opalescents en verre et une couronne de calque, c’est parce que ces rencontres (jamais fortuites) participent à une fable secrète. Ailleurs, l’enchevêtrement truculent d’un petit singe rieur chevauchant un éléphant eux mêmes disposés sur un papier bariolé ne sont rien d’autre qu’une fantaisie. L’ensemble pris par la déferlante des couleurs qui se succèdent contemple avec délice sa propre incongruité.

L’artiste aime à visiter et à revisiter les formes sans hiérarchies, des plus sanctuarisées aux plus banales, des plus classiques aux plus traditionnelles, pour révéler le plaisir absolu des croisements inattendus. Elle prend pour éminent modèle le Musée imaginaire d’André Malraux qu’elle sonde à loisir, comme répertoire mais aussi comme méthode. Car Marie Ducaté fait la démonstration que toutes les productions artistiques, même les plus codifiées issues de l’ornement, peuvent être remises en jeu pour faire l’objet de fins détournements. L’intérieur que compose savamment Marie Ducaté au Pavillon Vendôme brocarde par là-même discrètement les normes du bon goût bourgeois sans pour autant bouder le plaisir qu’il y a à fabriquer du beau.

Anguille au menu

L’artiste laisse libre cour à ses tocades. Elle dispose ainsi dans le berceau de la fontaine quelques anguilles en céramique aux grands yeux écarquillés. Anguille sous roche est le titre qui donne le ton de sa carte blanche et laisser présumer de quelques intrigues sous-jacentes. L’amour et le désir s’infiltrent subrepticement dans les œuvres. Les motifs d’oiseaux s’accouplent dans le nid d’un voile, les fleurs décoratives se pénètrent dans le lit d’une nappe brodée. Marie Ducaté aime à lier ses différentes créations unies par des rapprochements voluptueux. L’artiste nous convie à suivre le fil d’un parcours insolite. L’érotisme s’immisce donc pareillement dans l’allongement phallique de la tête d’une pieuvre que dans l’iridescence d’une étoffe mousseuse. Ces occurrences font remonter à la surface quelques images de la nature génitrice. La prolifération du végétal valse avec l’écoulement des eaux. C’est alors que la figure de l’anguille, mi-serpent, mi-poisson, venimeuse ou purificatrice (et réputée imprenable), se fait symbole des ambivalences inscrites dans l’œuvre entière. Elle incarne aussi avec amusement les deux composantes de la relation passionnelle, partagée entre suivre ou fuir.

Une œuvre ni sage ni rangée se nourrit immanquablement de complicités. Dans une lettre à Jean Cocteau (du vendredi 22 mars 1917), Erik Satie terminait ainsi :
« Je vous souhaite le bonjour, car je vais me mettre à table pour faire mon repas de midi : l’anguille est sous roche & me regarde amicalement, avec une sorte de tendresse émue.
Je l’aime surtout froide.
Je tourne sur moi-même. »
Le compositeur s’amuse à dire sa gourmandise, à faire l’éloge du quotidien et à se transmuer en anguille lui-même. Des circonvolutions imagées et insondables d’Erik Satie, Marie Ducaté partage le même attrait. Elle, qui a une infinie affection pour sa musique, lui emprunte l’affirmation drolatique de l’ « ameublement ». Ducaté évoque par ailleurs dans une série de céramiques émaillées blanches le bestiaire fantastique et monstrueux d’Upsud, un ballet chrétien en trois actes très peu connu, assez provocateur, réalisé d’après le livret de Jean Condamine de Latour. Le crocodile carnassier est interprété par Marie Ducaté comme un personnage, qu’elle affuble d’un costume de gentilhomme, jonglant avec les apparences. L‘artiste se divertit des imagiers de bêtes. Le mordant du reptile se retrouve à l’étage dans un plat adroitement gravé. C’est le crocodile d’Alice au pays des merveilles qui se déploie et se tend à la surface ondoyante et cristalline du verre.

Alice au Pays des merveilles est un roman fondateur du monde de Marie Ducaté. Il porte l’allégresse de l’enfance et les peurs, aussi. L’artiste y consacre une salle, petite comme une chambre d’enfant. Elle y place ses aquarelles, gaies, vaporeuses et ondulantes. On reconnaît aussi là Le lapin blanc, toujours en retard, celui qu’Alice dans sa curiosité insatiable poursuit dès le début du livre de Lewis Caroll. Il est le protagoniste emblématique de l’attirance de la jeune fille pour l’inconnu, l’illustration même de la tentation. L’art est émancipation selon Marie Ducaté, qui est en somme comme Alice, et suit obstinément ses envies.

Barbara Satre

En suivant ce lien, vous serez dirigé vers l’ancien site de Marie Ducaté sur lequel vous trouverez une grande partie des œuvres créées tout au long de sa carrière.

Ce site n’est pas optimisé pour les écrans mobiles.