Céline Leturcq

Métabolisme et Officine

« Tout ce que je fais, je le fais en tant que peintre. (…) Je suis définitivement amoureuse de la peinture, c’est mon regard de peintre qui est la source de cet ensemble. (…) » Par quelle excellence une artiste qui se reconnaît dans la peinture, dont la formation est celle des beaux-arts, ne se restreint pas à l’espace scénique du tableau mais, de quelques détours de la plus grande importance, fait appel à des arts primitifs, où la présence du feu et la cuisson cohabitent avec la forme ?
Lorsqu’à très haute température l’émail se fixe, parfois dans la succession des cuissons, ou que le verre s’amollit et rougeoie, on peut alors à dessein creuser, enrouler, faire surgir une créature cristalline ou idyllique, qui appartient pourtant aux fournaises, induite et scellée à la matière. Marie Ducaté le dit elle-même, dans le texte qu’elle a écrit en ouverture de la belle monographie qui lui est consacrée et que nous reprenons plus haut : « Je suis loin du réel quand je peins : la finalité que je poursuis, c’est une transfiguration… [1]
Cette artiste originaire de Lille mais vivant à Marseille aura conservé un patrimoine de souvenirs, de ce grenier dans la maison familiale et des innombrables tissus laissés là, à la vue des curieux, de ceux qui prennent la peine d’aller farfouiller et découvrir l’héritage grand-maternel. Pour qui la connaît ce n’est pas anodin, car les jupons multicolores dont elle se vêt, et qu’elle coud souvent elle-même, inspirent et illuminent ses recherches, qui vont de pair avec cette liberté de ton si naturelle.

Marie Ducaté on le voit ne pratique pas seulement une peinture de cadre ornementé, avec gris-gris et décorum autour d’une scène principale. Les fioritures et la couleur ont autant d’importance à être traitées de façon éloquente dans le tableau et sur son cadre, qu’inclues dans le travail de la céramique, du verre et d’autres prolongations de son univers, par exemple grâce à des jeux de perles montés en sculptures ou aux recherches d’une peinture dans l’espace, sise sur pendillons circulaires ou papier tissu plissés. Car l’ornement se trouve ici à la croisée des chemins entre un questionnement figuratif et son déploiement organique, dans une surenchère d’échanges formels et de danses, qui donnent corps à un arrière-fond : grenouilles, elfes mâles et femelles, fleurs, frise décorative toute plate, profondeur d’une charmille peinte, nuage, femme assise, femme dansante, rond de tournesol… Une eschatologie s’immisce d’un médium à l’autre, renouvellement diabolique du cheval de bataille, la peinture, dans cet univers où les héros empruntent au conte de fées et à la littérature sans tomber dans le leurre. Car il y a, dans cet œuvre, loin de l’image édulcorée qu’on peut lui substituer sommairement, loin des petits papillons, Titania et Oberon sentimentaux, loin d’un préraphaélisme de salon de thé, loin de la tradition vernaculaire du santon ou du biscuit, loin de l’objet décoratif quoique revendiqué par l’artiste, une puissance régénératrice qui n’existe qu’à côtoyer les bas-fonds de la matière, les volcans de l’imagination. Toute représentation exige sa chute, sa perte d’innocence, et le plus sublime des vases, le plus lumineux des verres réalisés dans un atelier tchèque, italien, japonais ou au centre de recherche sur le verre et les arts plastiques, le Cirva de Marseille, n’a de l’éclat qu’à être confronté à cette transgression des apparences, cette traversée. C’est un monde qui prend forme dans le bonheur d’un temps continu certes, un monde où il n’y a ni début ni fin, mais qui n’embraye pas le pas sur l’Eden, trop repris déjà, devenu souci, fleur bleue commerciale, du monde de la publicité, ou parvenu chez les moralistes à un nouveau matérialisme social dont ils tentent de s’abstraire. À cela l’hédonisme ne prend qu’une petite part. Sauf peut-être dans ce peuplement de formes que côtoient les êtres ci-nommés « Soyons Heureux » frontispice lumineux d’une aquarelle de format vertical, « Femme fleur » sculpture de faïence blanche de 2003, « Diables », huile sur toile de 1984, « Les Poules et le renard » céramique, « Penser c’est expérimenter », autre aquarelle… Placebos aux vertus incontestables qui transitent par la malignité du réel, à l’instar de ces vases gonflés par le souffle de l’artisan ayant suivi l’idée délicate de l’artiste, mise en bouche par le dessin, toujours réfléchie dans ce que permet le verre, bombement, élongation, étirement de la paroi jusqu’à devenir infiniment sonore. L’éclat et la résonance du verre dans une aquarelle préparatoire, dans les pensées de l’artiste, forment ce temps de réflexion et le déploient en point d’interrogation. Univers faustien, démarche d’apothicaire comme le souligne Marcel Lubac et telle que le propose l’exposition à la Macc, d’une officine, mais dans quel but, à quels soins destinée ? Il y a chez Marie Ducaté cette énergie circulaire et protéiforme qui d’une sphère à l’autre génère un monde et dédicace : s’y construit un présent jamais circonscrit.

Aux côtés des nombreux vases exposés à la Macc se trouve un ensemble de céramiques que l’artiste a inventé en s’inspirant du livret non produit d’Upsud d’Erik Satie. Figurines fantasques, un crocodile en robe de chambre et en pantoufles, un crabe chevauchant un lynx, « Upsud » le Persan affolé et leurs acolytes, sont nés de l’association de la terre rouge, « souple et sensuelle » à un émail blanc. L’artiste préfère cette terre de faïence à l’aspect grumeleux du grès. Ici, elle ne fait pas usage d’émaux transparents ; la couche blanche suffit. Cette primauté rappelle la peinture, il est possible de la travailler par petites touches successives. Le coloris initial de la terre transparaît derrière, ce qui apporte aux pièces une chaleur inattendue, accentuée par l’oxyde de manganèse qui adoucit encore la blancheur des Upsud, revigorée par l’ocre sous-jacente. À cela s’oppose la clarté ingénue des verres.
Marie Ducaté aime à jouer de ces résurgences et de ces transparences, comme dans les aquarelles « Sourires masqués » présentées ici, dont les jeux de réserves et de recouvrements se retrouveront dans les frises blanches et grises réalisées en tissu et céramique à partir des papiers, mais également dans le sablage du verre, qui crée un dessin « matissien » grâce à la réserve, dans l’utilisation de la pâte de verre et de bien d’autres harmoniques …
Marcel Lubac évoque la musicalité baroque de cet œuvre. Allons plus loin : la musique n’a pas besoin d’être représentée directement, elle donne vie à son œuvre, la sonorise. C’est dans la structure même des créations de Marie Ducaté qu’on la retrouve, comme une construction secrète. Du feu de la musique, d’une harmonie interne et communicante, jaillit cette connaissance intuitive et structurante. L’image et l’action sont rythmées comme pourrait l’être un oratorio. Métabolisme et Officine, deux personnages sortis d’un livret de Marie Ducaté, de ses troupes aux danses silencieuses, qui viennent nous chatouiller l’esprit, à l’intérieur capitonné d’un piano à queue, peut-être bien d’une oreille humaine, d’un palais de cristal. « Comme si vous aviez mangé une grenouille », précision de nuance, au-devant des partitions d’Erik Satie.

Céline Leturcq, juillet 2011

[1] Marie Ducaté, art et arts décoratifs, Images En Manœuvres Éditions, avec des textes de Marie Ducaté, Alain Veinstein, Marie-France Boyer et Hubert Besacier, Marseille, 2005.

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